26
Lundi 10 octobre, 1 heure
Une lumière éblouissante tira brusquement Jenna de son sommeil et elle sentit le contact d'une lame acérée contre sa gorge.
— Ne bouge pas !
— Qui...
— Ta gueule !
Elle dissipa rapidement la confusion dans laquelle le sommeil profond avait plongé son esprit et reconnut le bruit de la bande adhésive qu'il détachait d'un rouleau. Il la bâillonna, ce qui signifiait qu'il avait les deux mains libres et qu'un complice se tenait à côté de lui. Mais, comme la lumière ne vacillait pas, elle comprit vite que la lampe braquée sur elle était fixée sur un pied. D'une main, il tenait le couteau, de l'autre il l'avait bâillonnée. Il était donc seul. Et comme il n'y avait pas de lampe de cette puissance chez elle, il avait prémédité son agression...
Comment avait-il fait pour éviter les chiens en entrant ? Jim et Jean-Luc ne s'étaient pas manifestés, sinon elle les aurait entendus, elle ne se serait pas fait surprendre ainsi. Où sont-ils ? se demanda-t-elle désespérément avant de se forcer à se calmer, inspirant régulièrement par le nez. Elle se força à se souvenir de ce qu'elle avait appris pendant ses cours d'autodéfense, serrant les poings de rage et de peur sous sa couette.
L'intrus tira dessus et elle eut l'impression de se trouver plus encore à sa merci.
— Vous allez payer, mademoiselle Marshall.
Mademoiselle Marshall ? Elle ne connaissait qu'une personne qui se permettait de l'appeler comme ça : Victor Lutz. Elle eut une vision de cet homme, de son imposante stature, de ses grosses mains. De ses yeux froids et sombres, menaçants.
Oh, mon Dieu !
Il va me tuer ! Je n'aurais pas dû l'affronter au sujet de Casey. Maintenant, il va me tuer.
Puis elle se reprit. Respira à fond pour enrayer la panique.
Elle connaissait ses limites physiques. Malgré sa ceinture marron de karaté, elle n'était pas capable de terrasser un homme de la force et de la taille de Victor Lutz. Mais elle pouvait offrir suffisamment de résistance pour trouver l’occasion de lui échapper et d'aller chercher des secours.
Elle se raidit, attendant que l'homme fasse un mouvement, guettant le moindre relâchement dans la pression de la lame contre sa gorge, le moindre signe de distraction de sa part. C’était son unique chance de le surprendre et de s'échapper.
Mais la pression de la lame ne se relâcha pas d'un iota. Et cela faisait mal. Très mal. Elle sentit naître dans sa gorge un gémissement.
Il va me tuer. Steven retrouvera mon corps, mais ce sera trop tard. Je serai morte.
Stop, Jenna. Stop ! Respire. Réfléchis.
Une main pesante s'écrasa contre ses seins au travers de l'étoffe du vieux T-shirt qu'elle portait pour dormir et l'homme lui pinça un mamelon. Très fort. Cette fois, elle poussa un cri de douleur, étouffé par le bâillon.
— Tu aimes ça ? grogna-t-il.
Puis il retroussa le T-shirt jusqu'au ventre et plongea les doigts dans sa culotte. Elle entendit sa respiration s'accélérer. Et s'accélérer encore.
Elle ne put s'empêcher de serrer les cuisses, et il s'esclaffa. Puis sa main disparut de son champ de vision et elle entendit un bruissement. Du cuir ? Non... Du plastique... Un sac ? Peut-être. Non, car elle entendit un cliquetis. Des boucles métalliques, qu'il ouvrait... Il devait s'agir d'une sorte de boîte en plastique, une mallette peut-être. Elle était à l'affût du moindre détail, sachant que, si elle en réchappait, il faudrait qu'elle en dise le plus possible à la police.
Puis elle entendit un autre bruit, qui la fit presque sangloter de soulagement.
Un autre grognement sourd, mais canin cette fois.
Les chiens...
Ce fut alors un concert d'aboiements et de grondements féroces.
L'homme jura. Un cri de douleur s'ensuivit. Poussé par un être humain.
Un nouveau juron, suivi d'un bref glapissement canin.
— Saloperie ! grogna l'homme.
Puis tout arriva en même temps.
Jenna entendit frapper à la porte. Et la voix affolée de Mme Kasselbaum qui demandait si tout allait bien et si elle avait besoin d'aide. Elle sentit que la lame du couteau s'enfonçait un peu plus, avant de se détacher de sa gorge. Instinctivement, elle roula sur le côté au moment même où la lame s'enfonçait dans le matelas, à l'endroit où elle se trouvait une fraction de seconde auparavant.
Elle entendit un nouveau juron puis le son d'une étoffe qu'on froisse. Elle entendit l'homme rassembler à la hâte ses affaires et le bruit de ses pas, de sa fuite...
Il abandonna sa lampe sur place et disparut.
Toujours aveuglée par la lumière, Jenna resta immobile un instant, incapable de bouger. Elle porta sa main à sa gorge et l'en retira, toute poisseuse de son propre sang.
Elle fixa sa main ensanglantée, incrédule, hébétée. Elle saignait. Il l'avait blessée.
Puis elle entendit sa porte d'entrée s'ouvrir et un nouveau cri, de stupéfaction et de douleur à la fois. Mme Kasselbaum...
Oh, mon Dieu ! Il faut que j'arrive jusqu'à elle. Il faut que j'appelle de l'aide.
Elle arracha son bâillon et reprit correctement sa respiration. En posant les pieds par terre, elle rencontra quelque chose de dur et de poilu.
Un chien.
Lequel ?
Il a tué un des chiens !
Elle saisit son téléphone et composa fébrilement le 911[8], tout en se dirigeant en trébuchant vers l'entrée de son appartement. Elle tomba et tenta de se relever en s'appuyant sur l’une des chaises de la salle à manger, mais elle ne parvint qu’à la renverser et à s'étaler de nouveau sur le parquet. Elle se mit à genoux et se traîna dans cette position sur un mètre ou deux, puis le 911 finit par répondre.
— Au secours, balbutia-t-elle. Un homme est entré chez moi !
— Est-il toujours là, madame ?
La voix calme de son interlocutrice l'aida à se détendre.
— Non, non, il est parti, répondit-elle.
Elle se rapprocha de sa porte d'entrée ; son second chien était étendu par terre sans mouvement.
— Vous êtes blessée, madame ?
Jenna sentit un rire hystérique monter en elle, mais elle parvint à se maîtriser.
— Je saigne, dit-elle. J'ai reçu un coup de couteau à la gorge. Il y a une autre femme blessée...
Elle rampa dans l'entrée, contourna le chien inanimé et sortit sur le palier. Là se trouvait un autre voisin qui était lui aussi en train d'appeler le 911. Elle pouvait donc raccrocher.
Elle rampa jusqu'au corps inanimé de sa voisine.
— Madame Kasselbaum, murmura-t-elle.
Elle se mit à pleurer et s'aperçut subitement qu'elle ne connaissait même pas le prénom de la vieille dame. Elle la prit par l'épaule, maigre et osseuse, et la secoua doucement.
— Madame Kasselbaum... Réveillez-vous ! bredouilla-t-elle.
Le voisin s'agenouilla à côté d'elle et lui prit la main.
— Ne la touchez pas, dit-il. Il faut attendre les secours. Ils arrivent.
Il s'appelait Stan. Son épouse se nommait Terri, et ils venaient d'avoir un bébé, une petite fille du nom de Bella. Elle savait tout cela, et pourtant elle ignorait le prénom de la vieille dame qui était peut-être morte parce qu'elle s'était fait du souci pour elle.
Elle s'adossa en sanglotant contre la porte fermée de Mme Kasselbaum et appela le seul numéro dont elle était capable de se souvenir.
— Steven, viens vite, je t'en supplie !
Lundi 10 octobre, 1 h 43
Steven gravit en hâte les marches qui menaient à l'appartement de Jenna. Il montra rapidement son insigne aux secouristes qu'il croisa dans l'escalier. Ils descendaient prudemment une civière sur laquelle Mme Kasselbaum était allongée et sanglée. Il examina son visage blafard et consulta du regard l'un des deux hommes qui la portaient. Ce dernier haussa les épaules.
— Ce n'est pas joué, dit-il. Elle a quatre-vingt-deux ans...
— Où l'emmenez-vous ? demanda Steven, sachant que Jenna tiendrait à le savoir.
— A l'hôpital de Wake... Vous m'excuserez, mais il faut que je me dépêche...
Les secouristes descendirent en hâte les dernières marches, sortirent dans la rue et foncèrent vers leur ambulance, non loin de laquelle s'était assemblée une petite foule de voisins, agités et effrayés.
Steven acheva son ascension au pas de course.
Deux agents de police en uniforme étaient en faction dans la salle à manger. Les restes du dîner de Jenna jonchaient encore la table, près de laquelle une chaise était renversée.
Steven reconnut l'assiette de rôti et de légumes qu’Helen avait donnée à Jenna dans la soirée. Il baissa les yeux : l'un des chiens gisait sur le parquet, inanimé. Puis il dirigea son regard vers la porte vitrée qui donnait sur le balcon et qui était percé d’un cercle découpé bien nettement dans le verre près de la poignée, d'un diamètre permettant de passer la main.
Jenna était allongée sur le canapé. Un secouriste était à son chevet. Son visage était pâle et contrastait d'autant plus avec ses cheveux très bruns. Elle avait un gros pansement à la gorge.
Une fureur bestiale monta en lui. Ce salopard avait osé pénétrer chez elle ! Il l'avait blessée !
Quelqu'un, une fois encore, avait voulu la tuer.
Mais elle était vivante. Et c'est lui qu'elle avait appelé.
Il avança dans la pièce mais les deux agents lui barrèrent immédiatement le passage. Il exhiba son insigne.
L'un des deux hommes fronça les sourcils.
— C'est hors de votre juridiction, agent Thatcher, lui dit-il courtoisement.
Steven refoula tant bien que mal sa mauvaise humeur et désigna Jenna.
— C'est elle ma juridiction ! dit-il entre ses dents. C'est ma femme !
Les agents se consultèrent du regard puis le laissèrent passer.
Il s'agenouilla à côté du secouriste.
— Jenna...
Elle ouvrit les yeux et il y lut de l'effroi mêlé de remords. Ses lèvres se mirent à trembler et elle cligna des yeux, laissant deux grosses larmes couler sur ses joues blêmes.
— Je suis vraiment désolée, Steven, balbutia-t-elle. J'aurais dû t'écouter.
Le secouriste le regarda d'un air sévère.
— Elle est encore sous le choc, mais elle n'a rien de grave.
Derrière Steven, l'un des deux agents demanda :
— Ça fait deux fois qu'elle dit ça... Qu'elle est désolée et qu'elle aurait dû vous écouter... Qu'est-ce que ça veut dire, au juste ?
Steven prit la main de Jenna et choisit d'ignorer la question de l'agent.
— Depuis quelque temps, elle est persécutée par des ados du lycée où elle enseigne, expliqua-t-il posément. Il y a deux jours, ils ont sectionné son câble de frein. Al Pullman, du Service des enquêtes, vous le confirmera. Vous comprenez donc que je ne voulais pas qu'elle reste seule chez elle...
— Elle a demandé à plusieurs reprises des nouvelles de Jim et de Jean-Luc, dit le secouriste qui remballait son matériel. Je suppose qu'il s'agit de ses chiens ?
Steven jeta un coup d'œil au berger allemand qui gisait devant la porte.
— Oui, ce sont ses chiens, dit-il. Ils sont vivants ?
— A peine, dit un des agents. Pour celui-là, qui n'est pas blessé, je soupçonne un empoisonnement... Celui qui se trouve dans la chambre a lutté avec son agresseur. Il a reçu un coup de couteau, mais il respire encore.
Steven se souvint alors de la clairière, de Pal et de Bud Clary, le vieux fermier... Il lui sembla que cela datait d'un siècle.
— Je vais appeler un vétérinaire... Mais d'ici là, ne les touchez pas. Il faut d'abord que la police scientifique les examine.
Il était en train de composer le numéro de Kent sur le clavier de son téléphone portable lorsque ce dernier fit son apparition, en compagnie d'une femme que Steven identifia comme étant cette fameuse vétérinaire qu'il fréquentait depuis peu.
— Pullman m'a appelé, lui expliqua Kent, après que Nancy l'a appelé, après que vous-même l'avez appelée... Nancy lui a dit que vous vouliez que j'examine la scène de crime et les chiens. Wendy, qui se trouvait avec moi, m'a proposé de m'accompagner.
Steven préféra ne pas poser de questions sur le fait que Wendy se trouvait en compagnie de Kent au beau milieu de la nuit.
— Merci, Kent, dit-il. Wendy, le chien qui est dans la chambre a été poignardé.
Elle hocha la tête.
— Compris, dit-elle. J'ai un appareil photo numérique dans mon sac. Nous allons prendre des photos avant que je le recouse.
Jenna se redressa tant bien que mal, repoussant le secouriste qui voulait l'aider.
— Jim est étendu près de la porte d'entrée et Jean-Luc est dans ma chambre, au fond. Sauvez-les, je vous en supplie ! Ils m'ont sauvé la vie !
En récompense de cet acte de bravoure, songea Steven, Jim et Jean-Luc méritaient d'être nourris de biftecks jusqu'à la fin de leurs jours. Il était même prêt à les leur fournir. Encore fallait-il pour cela qu'ils survivent.
Wendy adressa un large sourire à Jenna.
— Ne vous inquiétez pas pour eux, je vais m'en occuper..., lui dit-elle. Pensez à vous soigner vous-même.
— Est-ce que Jenna a d'autres blessures ? demanda Steven au secouriste, désignant les taches de sang sur son T-shirt.
Celui-ci secoua la tête tout en refermant sa mallette.
— Non. Seulement cette plaie à la gorge. Le sang sur son T-shirt provient de là.
— Nous avons trouvé des traces de mains sanglantes sur la moquette. Il semble qu'elle ait rampé de sa chambre au palier, dit l'un des agents.
Steven frémit de colère en pensant à ce qu'avait vécu Jenna, à son effroi, à l'entaille à la gorge qui aurait pu lui être fatale... Il l'imagina en train de ramper comme un animal blessé... Rien que pour cela, il se jura de le faire payer cher à celui qui lui avait infligé une telle épreuve.
Kent réapparut dans le salon.
— Jenna, est-ce qu'il y avait une couverture ou une couette sur votre lit ?
Jenna leva un œil hagard vers le jeune homme. Steven crut qu'elle n'était pas en état de répondre.
— Il l'a enlevée du lit et l'a jetée par terre..., dit-elle au bout de quelques secondes.
Steven se tourna vers le secouriste d'un air paniqué.
— L'a-t-il...
Le secouriste secoua la tête.
— Elle dit qu'il ne l'a pas violée, répondit-il tout bas, et je n'ai rien vu qui puisse le laisser penser.
— Il en avait l'intention en tout cas, dit Jenna d'une voix tremblante. Il a commencé à me toucher. Il portait des gants. Tout à coup, il a arrêté et ouvert une boîte ou une mallette...
Elle s'interrompit et précisa en désignant la mallette du secouriste :
— Elle faisait le même bruit que la vôtre quand vous l'avez fermée. Le même claquement sec... C'est alors que Jean-Luc est intervenu. Ils se sont battus et l'homme a hurlé... Et puis, Jean-Luc...
Elle se tut et détourna les yeux.
— Si quelqu'un peut sauver votre chien, c'est bien Wendy. dit Kent d'un ton neutre.
Jenna le regarda d'un air reconnaissant.
— Merci, murmura-t-elle.
— La couette n'y est plus, Steven, dit Kent à voix basse. Je crois que le chien a dû le mordre assez profondément. Il s'est servi de la couette pour étancher le flot de sang et l'a emportée dans sa fuite. On en saura plus quand Wendy aura examiné les crocs du chien.
Malgré la situation, Steven sentit un sourire naître sur ses lèvres.
— Si ça continue comme ça, vous allez devoir payer des droits d'auteur à New York, police judiciaire, lança-t-il.
Kent lui posa une main réconfortante sur l'épaule.
— Jenna a de la chance d'être encore en vie, dit-il.
Il se tourna vers le secouriste qui s'était relevé et assistait avec curiosité à la scène.
— Faut-il l'hospitaliser ? demanda Kent.
— Non, pas la peine. J'ai recousu la plaie et je lui ai fait une injection d'antibiotique. Il faudra bien sûr qu'elle montre sa blessure à son médecin, mais ça peut attendre demain matin.
Kent se tourna vers Steven.
— Ramenez-la chez vous, et faites-lui boire un petit remontant pour la calmer, Steven. Et puis dormez un peu. Nous pouvons nous débrouiller sans vous, demain matin.
Steven prit la main de Jenna et la serra fort.
— Je vais faire ta valise, dit-il.
Lundi 10 octobre, 8 heures
En dépit du conseil de Kent, Steven arriva au bureau pile à l’heure le lendemain matin, pour la réunion quotidienne de son équipe. Tous froncèrent les sourcils lorsqu'ils le virent entrer et ne se firent pas prier pour lui dire ce qu'ils en pensaient.
— Nous pensions que vous voudriez rester chez vous aujourd'hui, Steven, lui dit Lennie d'un ton de reproche amical.
— Qu'est-ce que vous fichez là, Steven ? demanda Sandra avec moins d'aménité.
— Steven ! soupira Nancy. Vous êtes incorrigible !
— Je vous avais pourtant dit qu'on pouvait se débrouiller sans vous, dit Kent, un peu vexé.
— C'est pas malin, Steven, grommela Harry.
— Vous devriez être chez vous, pour vous remettre, ajouta Liz.
Meg se contenta de lui jeter un regard exaspéré mais dénué de surprise.
Quant à Neil Davies, installé à l'autre bout de la table, il ne dit rien.
Steven s'assit à sa place et regarda son équipe, son patron et son « associé » venu de Seattle.
Puis il repensa à la nuit précédente. Au visage terrifié de Jenna, au sang qui maculait son vêtement. A ses deux chiens grièvement blessés. A son lit ensanglanté et à la déchirure dans le matelas. Il ferma les yeux et frémit de rage. Ce coup de couteau aurait pu atteindre Jenna et toucher un organe vital. Et il aurait perdu la femme de sa vie moins de deux semaines après l'avoir rencontrée.
Il rouvrit les yeux et constata que tous les regards étaient tournés vers lui.
— Je veux l'arrêter, dit-il simplement. Je veux le mettre hors d'état de nuire. Je veux m'assurer qu'il finisse ses jours derrière les barreaux...
Il se tourna vers Liz et ajouta :
— En toute légalité, bien sûr.
Elle haussa les sourcils et répéta sans conviction :
— Bien sûr...
— Bon, alors, dit-il encore, en se calant sur son siège. Où en sommes-nous ?
Lundi 10 octobre, 8 heures
Il se laissa glisser dans l'unique fauteuil de la grange.
Maudits clébards !
Il grimaça en arrachant le pansement de fortune qu'il s'était fait à la jambe, puis en tamponnant la morsure avec un morceau de coton imbibé d'eau oxygénée. Il en avait acheté un flacon dans une pharmacie de nuit située de l'autre côté de la frontière. Il ne pouvait décemment pas se présenter dans un hôpital avec une blessure aussi caractéristique. Il ne tenait pas à faciliter le travail de Thatcher.
Il savait d'expérience que la plaie serait cicatrisée dans une semaine. Plusieurs années auparavant, il avait été mordu par un chien qu'il n'avait pas réussi à immobiliser complètement avant de lui planter une pelle à gâteau dans le ventre. Il s'était soigné tout seul et il savait donc ce qu'il convenait de faire. Cette expérience douloureuse lui avait appris qu'il importait de laisser la plaie sécher à l'air, de la nettoyer fréquemment et d'appliquer régulièrement une pommade antibiotique. Il s'était depuis promis de ne jamais plus éventrer un chien sans être certain de son immobilité totale.
De l'épisode de cette nuit, il pouvait tirer deux enseignements supplémentaires : ne jamais partir du principe qu'il n’y a qu'un seul chien dans une maison, même si on n'en a remarqué qu'un lors des repérages. Et surtout ne plus jamais frapper à domicile.
La prochaine fois, il emmènerait Jenna Marshall dans cette grange. Là où il avait tout son matériel à portée de main.
Il boitilla jusqu'à l'endroit où la jolie Alev était allongée en position fœtale. Elle commençait à se déshydrater sérieusement, et elle n'avait pas mangé depuis plusieurs jours. Elle n'en avait plus pour longtemps, et il fallait donc qu'il en profite au maximum.
Il tenta de mettre de côté la rage qu'avaient fait naître en lui ses mésaventures dans l'appartement de Jenna.
Ne t'en fais pas... Vois ça comme un premier essai. Quant à vous, mademoiselle Marshall, ce n’est que partie remise...
Lundi 10 octobre, 8 h 15
— Vous êtes en train de me dire que Rudy et son père ont tous les deux des alibis, pour cette nuit ?
— Oui, répondit Lennie, au moins aussi dépité que Steven. Et ce sont les flics qui les surveillaient dans leur voiture banalisée qui peuvent l'attester... Ironique, n'est-ce pas ?
— Quelle merde, fit Steven. Alors, que faut-il en déduire ?
— Que c'est une autre personne qui a fait irruption dans l'appartement de Jenna cette nuit, répondit Harry. Probablement l'un des copains de Rudy, un membre de son équipe, peut-être... On a leurs noms depuis que Pullman les a interrogés au sujet du sabotage des freins de la Jaguar. Nous allons tous les embarquer et les cuisiner.
— Le coupable aura forcément une vilaine blessure, dit Kent sans dissimuler sa satisfaction. Et les morsures de chien sont caractéristiques.
Steven se tourna vers lui.
— Dites-moi que vous avez trouvé un indice en examinant les dents de Jean-Luc, Kent !
Les yeux du technicien scientifique pétillaient derrière ses verres épais.
— Wendy a fait le prélèvement. Il est parfait ! Les gens du labo m'ont dit que l'empreinte ADN sera très lisible.
Merci, mon Dieu !, pensa Steven.
— Bon boulot, petit, dit-il au jeune homme. Et dites-en autant à Wendy de ma part.
— Mais ça ne nous donnera pas de quoi interroger Rudy Lutz, puisqu'il a un alibi pour cette nuit et pas de morsure, leur rappela Lennie, afin de ramener la conversation à l'enquête en cours.
— Non, en effet, soupira Steven.
— Et maintenant, Lutz sait qu'on l'a à l'œil.
Steven tressaillit en se souvenant de la conversation désagréable qu'il avait eue la veille avec le maire. Mais il se félicita d'avoir prolongé la surveillance. Comme ça. on savait au moins qui n'avait pas tenté de tuer Jenna sept heures auparavant.
— Il doit penser que c'est à cause du sabotage des freins de Jenna.
— Oui mais, si j'étais William Parker alias Rudy Lutz. je me méfierais, dit Meg d'un air songeur. Ça va forcément changer son comportement.
— En quoi ? demanda Neil qui prononçait là ses premiers mots de la journée.
— Eh bien, tout dépend de la confiance qu'il a en lui-même, répondit Meg. Soit il va suspendre ses meurtres, par prudence... Soit, au contraire, il va accélérer la cadence et en aggraver la férocité, pour nous défier.
Neil leva les yeux au ciel.
— Avec ça, on est bien avancés, dit-il.
— Je vous en prie ! C'est votre suspect, après tout... A vous de nous dire comment nous y prendre avec lui.
Neil se leva et marcha jusqu'au panneau d'affichage. Il se mit à fixer la photo du corps de Samantha Eggleston et dit :
— Quand il vivait à Seattle et qu'il avait quinze ans, j'aurais pu vous en dire plus... Mais il a forcément changé depuis. A l'époque, il enlevait des pom-pom girls, leur rasait le crâne et les poignardait de quinze coups de couteau... Mais il n’avait pas le même sens du style...
— Le même sens du style ? répéta Lennie, dérouté.
— Oui. Regardez comment il l'a disposée... Les mains liées et jointes pour donner l'impression qu'elle est en train de prier…
Il frappa le panneau du plat de la main et poursuivit :
— Et cette marque, nom de Dieu, ce tatouage ! Il joue à une sorte de jeu pervers. A Seattle, il ne séquestrait pas aussi longtemps ses victimes. Nous les avons toutes retrouvées quarante-huit heures après qu'elles avaient été portées disparues. Il ne les abandonnait pas dans des clairières reculées où il faut mobiliser des hélicoptères pour les retrouver. Il s'en débarrassait dans des parkings de centres commerciaux et des terrains de football.
— Mais il tenait déjà à ce qu'on retrouve ses victimes, fit observer Meg. Il voulait déjà que tout le monde sache qu'elles avaient été suppliciées avant d'être assassinées. Cela étant dit, je vois où vous voulez en venir. Non seulement il accélère le rythme de ses meurtres, mais il peaufine les mises en scène... Il agit avec plus de professionnalisme, en quelque sorte. Non seulement il veut qu'on les retrouve, mais il veut que ce soit lui qui décide du moment où on les retrouve. Harry, qu'avez-vous ressenti quand vous avez découvert le panneau qu'il a laissé près du corps de Samantha ?
— Sur le moment ? De la rage, répondit Harry. Comme s'il nous faisait un pied de nez.
— Ou comme s'il cherchait à me provoquer personnellement, ajouta Steven. On dirait qu'il a quelque chose contre moi. Ce doit être à cause de la conférence de presse.
— Alors, il faut continuer à le provoquer ainsi, dit Liz. Il faut le pousser à la faute, ou bien je ne vois pas ce qui l'empêchera de continuer à tuer.
Steven consulta sa montre.
— Nancy, annoncez une nouvelle conférence de presse, pour 14 heures. Meg, écrivez-moi ce que je dois dire. Je veux que ça le rende assez furieux pour qu'il cherche à s’en prendre directement à moi. On verra bien, alors, s'il est de taille, quand il ne s'attaque pas à des jeunes filles.
— D'autres jeunes filles pourraient en pâtir, fit encore remarquer Meg.
— Alors, il faut faire feu de tout bois. Nancy, appelez tous les lycées et demandez à ce que soient organisés des rassemblements de toutes les lycéennes. Des rassemblements obligatoires, à partir de demain matin. Nous irons d'établissement en établissement, pour mettre en garde toutes les adolescentes de la région.
Neil Davies cessa de fixer le panneau d'affichage et se retourna.
— Et quels seront les termes de cette mise en garde ? demanda-t-il.
— « Ne montez pas dans la voiture d'un inconnu », « les monstres ne ressemblent pas tous à des loups-garous », ce genre de choses...
Ayant dit cela, Steven se tourna vers Meg.
— N'oubliez pas d'insérer cette phrase dans les notes que je consulterai durant la conférence de presse, lui demanda-t-il.
— La phrase sur les rassemblements ou celle sur les loups-garous ?
— Les deux. Et faites en sorte que je puisse tenir la conférence de presse dans le lycée de Rudy. Je veux que ce petit salaud sache exactement qui je suis et à quoi je ressemble, pour qu'il puisse me prendre comme cible.
Lundi 10 octobre, 13 h 50
— Alors, qu'en penses-tu ? demanda Jenna en montrant son nouveau pull à Casey. Normalement, je ne suis pas très cols roulés, mais je préfère cacher mon pansement pour aller au dîner de mercredi chez Allison.
Elle s'était arrêtée dans un centre commercial pour acheter ce pull, sur le chemin de la clinique vétérinaire. Jim et Jean-Luc étaient loin d'être tirés d'affaire. Ensuite elle était allée à l'hôpital, où elle avait appris que l'état de Mme Kasselbaum était stationnaire et que celui de Casey s’améliorait à grands pas.
Casey fronça les sourcils.
— Tu es en train de me dire que tu n'as pas parlé de ton agression aux Llewellyn ?
Jenna se mordit la lèvre.
— Je leur ai dit que quelqu'un avait fait irruption chez moi, mais je ne leur ai pas parlé du couteau. Alors, ce pull, il te plaît ?
— Ne change pas de sujet, s'il te plaît. Mais peu importe...
Elle tapota le matelas et ajouta :
— Viens t'asseoir là et dis-moi tout sur l'agent spécial Thatcher.
Et elle éclata d'un rire que sa gorge meurtrie par les tuyaux de l'assistance respiratoire rendait étrangement grêle et chevrotant.
— Alors, reprit-elle, c'est un aussi bon coup qu'il en a l'air ?
— Oui, répondit laconiquement Jenna.
Casey sourit et frappa dans ses mains.
— Des détails, Jenna, je veux des détails !
Mais elle fronça les sourcils de nouveau en découvrant le regard fermé de Jenna.
— Tu ne vas pas m'en donner, c'est ça ?
Jenna esquissa un sourire.
— Non, dit-elle tout aussi laconiquement.
Casey fit une grimace.
— Espèce de garce !
Mais sa bouderie ne dura pas et son visage s'éclaira subitement.
— Je pourrais être ta demoiselle d'honneur ?
Jenna leva les yeux au ciel.
— Casey, tu es vraiment impossible !
— Mais maintenant que j'en ai parlé, tu vas y penser, d'accord ?
Elle ouvrit de grands yeux et ajouta :
— En fait, tu y as déjà pensé, hein ?
Jenna se sentit rougir. A vrai dire, oui, elle avait pensé mariage avec Steven, mais brièvement. A de très nombreuses reprises, même... Mais chaque fois brièvement.
— Passons à des choses plus sérieuses, ma chère Casey. Blackman m'a demandé de te demander ce qu'il fallait faire pour les épreuves de lettres des examens de fin de trimestre.
— Rien de spécial. J'ai terminé de corriger mes dissertations et je les ai déposées, sous enveloppe, sur son bureau.
— Ah oui, je me souviens... La dissertation sur Crime et châtiment...
Jenna vit le front de Casey s'assombrir.
— Qu'y a-t-il ?
— J'ai l'impression qu'il y a un détail important qui m'échappe, au sujet de ces dissertations... Quelque chose dont je devrais me souvenir, mais je n'y arrive pas...
Elle se mordit la lèvre et renonça à fouiller sa mémoire.
— Ça me reviendra. Quoi qu'il en soit, je crois que j'aurais l'air chic en satin bleu. Et toi, si tu choisis une robe de mariée avec un nœud papillon sur le derrière, tu seras grillée à vie !
Jenna entendit à peine cette menace. Son attention venait d'être captée par le téléviseur, duquel émanait la voix de Steven. Il était en train de donner une nouvelle conférence de presse. Aucune autre fille n'avait été enlevée depuis le rapt de la jeune Indienne. Elle repensa à la nuit que Steven avait passée. Il était resté à son chevet jusqu'à ce qu'elle arrête, au petit matin, de trembler. Puis il s'était douché et était reparti à la chasse au tueur.
— Il a l'air épuisé, Casey, dit-elle. Je m'inquiète beaucoup pour lui.
Casey lui tapota la main sans dire un mot.
Lundi 10 octobre, 14 h 20
Il rangea le flacon d'eau oxygénée dans le placard, avec ses produits de labo photo. Personne n'allait jamais dans sa chambre noire, et même si quelqu'un s'y hasardait, il n'y verrait que des flacons bruns alignés, lesquels dans l'obscurité paraissaient tous identiques.
Thatcher venait de placer la barre plus haut et il avait l'air d’en faire une affaire personnelle, désormais.
Il ouvrit la bouche en grand face au miroir de la porte du placard et s'examina les dents.
Des crocs de loup-garou, hein ?
Ainsi « les monstres ne ressemblent pas toujours à des loups-garous »... Quelle piètre métaphore ! Décidément, ce Thatcher le décevait beaucoup. Ce n'était pas un adversaire à sa taille.
Il sourit à son reflet dans le miroir. Il n'avait pas de crocs, mais il avait des couteaux très bien aiguisés, et nettement plus efficaces !
Lundi 10 octobre, 15 heures
Elle s'appelait Evelyn.
« Kasselbaum, Evelyn », tels étaient le nom et le prénom inscrits sur la feuille fixée à la porte de sa chambre d'hôpital. Jenna y lut également que son état était stationnaire, mais qu'elle était consciente.
Elle poussa la porte. Seth était là, debout près de la fenêtre, le dos voûté.
Il se tourna vers elle et jeta un coup d'œil à son cou, comme s'il pouvait voir au travers de son col roulé. Elle lut dans son regard de l'anxiété et de la peur. Une pointe de reproche aussi. Il était au courant pour sa blessure.
J'aurais dû lui dire moi-même.
— Je vais bien, Seth, murmura-t-elle. Je t'assure...
Il ne dit rien. Il la regardait en silence et elle se sentit vile et indigne.
— Je suis désolée ; mais je ne voulais pas t'inquiéter, expliqua-t-elle.
Il resta silencieux, mais les mouvements saccadés de sa pomme d'Adam trahissaient son envie de pleurer. Jenna comprit alors subitement qu'elle l'avait profondément blessé.
— La voiture d'Adam est complètement détruite. Depuis jeudi dernier.
Seth tressaillit et blêmit un peu plus.
— Mon amie Casey était au volant et elle a basculé dans un fossé. Elle a failli mourir.
Elle se redressa et ajouta :
— Le câble des freins a été sectionné. C'est moi qui étais visée...
Seth s'affaissa dans le fauteuil qui jouxtait le lit de Mme Kasselbaum et se mit à trembler.
Jenna traversa la pièce et s'agenouilla devant lui.
— J'aurais dû te le dire, je sais. Je suis désolée. Je ne voulais pas...
— M'inquiéter ?
Seth eut un sourire plein d'amertume.
— Je croyais qu'on avait réglé ça la semaine dernière, Jenna. Je croyais que tu me faisais assez confiance pour me parler de tes ennuis.
Jenna ouvrit la bouche. Et la referma aussitôt, ne sachant pas comment se justifier.
Seth soupira.
— Tu es trop indépendante, Jenna, affirma-t-il. Tu t'imagines que tu peux t'occuper de tout toi-même. Tu prends des décisions à la place des autres. Tu n'as pas le droit d'agir ainsi. Tu crois que tu peux tout régler toi-même pour que les choses soient comme tu veux qu'elles soient.
Il ferma les yeux.
— Pour nous priver, nous qui t'aimons, du privilège de veiller sur toi. J'ai fait une promesse à Adam. Il m'a fait jurer de veiller sur toi et de m'assurer que personne ne te fasse de mal. Il m’a fait jurer aussi de ne pas te le dire... Il craignait que tu ne trouves toujours un moyen de...
Sa voix se brouilla.
— De te passer de moi. Il m'a dit que tu avais l'habitude de te débrouiller toute seule et que tu ne laissais personne t’aider ni veiller sur toi. Pourquoi, Jenna ? Pourquoi ?
— Je ne sais pas, répondit-elle.
Seth rouvrit les yeux et Jenna y lut beaucoup de lassitude et de peine.
— Il m'a dit, poursuivit-il, que c'était parce que tu n'avais pas grandi dans l'amour et l'estime de tes parents. Parce que tu étais fille unique et que tu as dû te débrouiller seule depuis ta petite enfance. Il m'a dit que tu ne savais pas ce qu'était une vraie famille.
Jenna se hérissa.
— Mon père m'aimait beaucoup ! protesta-t-elle.
— Mais pas assez pour empêcher ta mère de te critiquer sans cesse. Pas assez pour veiller sur toi. Pas assez pour que tu comprennes qu'on ne peut rien faire tout seul dans la vie, qu’il faut compter sur les autres, comme les autres doivent pouvoir compter sur toi.
Il balaya l'air du revers de la main et reprit :
— Va savoir pourquoi... Le fait est qu'Adam avait raison... Et je n'arrive pas à tenir la promesse que je lui ai faite, Jenna. Ta ne veux pas que je veille sur toi. Tu as failli mourir la nuit dernière, et je n'ai su ce qui s'était passé exactement qu'en bavardant avec l'infirmière d'Evelyn...
— Un homme est entré chez moi. Il m'a collé un couteau contre la gorge, puis il a essayé de me poignarder, mais j'ai réussi à esquiver le coup, et le couteau s'est planté dans mon matelas. Jean-Luc l'a mordu, et l'homme a pris la fuite. Il a renversé Evelyn en sortant précipitamment de chez moi.
— Jenna, tu vas venir avec moi à la maison...
Jenna leva les yeux vers lui, ne sachant pas trop comment il allait réagir en entendant les mots qu'elle s'apprêtait à prononcer.
— J'ai passé la nuit chez Steven, Seth... Il veut que je vienne habiter chez lui.
Seth la fixa un long moment avant de demander :
— Il tient à toi ?
Elle se souvint de la manière dont Steven avait veillé sur elle jusqu'à l'aube... Comme sur un trésor inestimable.
— Oui.
— Et il a une chambre d'amis ?
Jenna se sentit rougir.
— Seth ! protesta-t-elle.
— Il en a une, oui ou non ?
Jenna hocha la tête.
— Oui.
Elle ajouta en souriant :
— Et il a aussi une tante qui ne fait pas du pâté en croûte tous les mercredis.
Il lui sourit et elle sut qu'elle était pardonnée.